bienveillance et bienveillance
BIENVEILLANT, ANTE, adj. : Qui se montre attentif au bien et au bonheur des autres.
On trouve désormais les injonctions invitations à la bienveillance un peu partout : pour éduquer nos enfants (parentalité positive, éducation bienveillante ou non-violente, etc.), dans l’entreprise, à l’école.
Comme pour l’autonomie, nous faisons face à une injonction désarmante : personne ne peut être contre la bienveillance. Personne ne peut vouloir que ce monde ne devienne pas davantage bienveillant. Même dans un monde sale et immoral, cultiver la bienveillance, n'est-ce pas se donner, à soi et aux autres, quelques instants de répit ?
Incontestablement. Soyons donc bienveillants… partout où il est souhaitable de l’être. Ce que je sous-entends, c’est qu'on ne peut l’être partout de la même façon. Prenons le travail.
Soyons / soyez bienveillants au travail !
Rappel : nous autres, salariés, dans le monde qui est le nôtre, sommes liés à notre employeur par une relation asymétrique. À tout moment, ce dernier reste en position d’exiger de nous telles ou telles choses, plus ou moins (dé)plaisantes. Cela n’empêche pas d’entretenir avec lui une relation « bienveillante » ; il arrive même que s’installe entre lui et nous une confiance réciproque qui confine à l’absolu. Un tel cas reste plutôt exceptionnel, et le bon sens voudrait qu'on ménage notre bienveillance à l'égard de nos chefs, en ne la confondant pas avec celle qu'on pourrait vouloir exercer ailleurs.
Difficile, en outre, de ne pas voir qu'une telle invitation à la bienveillance est « tout bonus » pour ceux qui sont placés en position de pouvoir. Difficile aussi, à l’heure où la « propagande » va bon train — « propagande » ou « ingénierie sociale » ? hélas, ce dernier terme n’a pas encore été francisé à l’heure où j’écris1 — difficile, donc, d’exclure a priori le concours des « biens placés » dans son évangélisation stratégique. Quoi qu'il en soit, le fait est que dans de nombreux médias people, on trouve, en compagnie de la présentation de cette nouvelle bienveillance, une injonction diffuse à la pratiquer sur nos lieux de travail :
« Exprimez votre gratitude à un ou plusieurs collègues en étant le plus précis et le plus concret possible. La seule règle : le faire avec sincérité. Les principaux obstacles : l’oubli et l’inattention. Utilisez donc des post-it si besoin ! » lit-on ici.
Ces quelques mots trahissent déjà une certaine confusion. On nous prie d’être sincère, c'est-à-dire de nous exprimer spontanément — avec le secours de post-it ? Cela fait penser au photographe qui demande : « soyez naturel » ! — Une prouesse que la plupart du temps, seuls les comédiens apprennent à maîtriser. Mais quoi — c’est peut-être justement ce qu'on nous demande, à nous qu'on ne cesse de prendre pour des… « acteurs » ?
« Cultiver la bienveillance » fait donc déjà penser à une injonction paradoxale. Ce qui, moyennant l’inconfort de ce qu'on appelle dissonance cognitive (pleine de ressources inattendues, dans le genre de la « promotion comportementale »), ne nous prive toutefois pas complètement de « jouer le jeu » — c'est-à-dire la comédie.
Mais c’est peut-être, plus fondamentalement à la qualité du « sol » qu'il faut y regarder, pour comprendre ce qui nous empêche de cultiver notre bienveillance « avec sincérité ».
détour par la vertu chrétienne
Difficile de parler de bienveillance sans évoquer la vertu chrétienne éponyme. On sait que les vertus chrétiennes se cultivent, se pratiquent. Pourquoi ne pourrait-on pas cultiver cette vertu en situation de travail (ou à l’école) ? Eh bien, peut-être simplement parce que, au cours du « processus d’exportation » se perd l’esprit de la vertu, son sens et son sol véritables.
On voit mal les chantres de la bienveillance nous proposer « d’aimer nos ennemis, et de prier pour ceux qui nous persécutent » (Mt 4 ; 44). Tout de même, ce serait trop nous demander.2. Le problème, cependant, pourrait être que la bienveillance soit inséparable d’un acte de foi, ou au moins, d’un rapport à une transcendance3. En terre chrétienne, c’est en Dieu même que la bienveillance est d'abord logée, et à nous d’agir « en imitateurs de Dieu ». Un tout autre programme, on le voit, pour le comédien !
On dira que comparaison n’est pas raison, et que la bienveillance issue de la psychologie positive made in US n’a peut-être aucun rapport avec la vertu chrétienne. Il conviendrait éventuellement de s'en assurer. Je maintiendrai cependant : 1° que dans notre pays, le mot bienveillance résonne de son histoire chrétienne, ce qui justifie une première fois le détour proposé ; 2°, que ce détour vaut de manière générale sur le plan « culturel » et laïque, étant donné le déboussolement éthique actuel ; 3° qu'il vaut enfin par l’hypothèse qu'il suggère : celle qu'une bienveillance cultivée hors-sol ne peut donner que des fruits sans saveur.
« Nous devons nous prémunir d’une façon de prendre soin de l’autre qui serait en fait une manière déguisée de nier son existence. La littérature abonde en histoires illustrant les dérives possibles de ce narcissisme caché sous les traits de la bonté. » (« Vouloir la bienveillance », Christus, n°249, 2016. En ligne ici. )
Notes de bas de page:
Ah, ces américains, toujours en avance sur nous ! Il est fort instructif de comparer les définitions de « social engeneering » et d’« ingénierie sociale »… On comprend alors qu'il nous manque un mot pour parler de certaines réalités très actuelles !
Qui plus est, ce serait nous inviter à reconnaître que nous avons des ennemis, alors que l'objectif de la bienveillance new age semble aller à l’inverse.
« Mais peut-on pratiquer la bienveillance au-delà du cercle des proches, c’est-à-dire à l’égard des personnes avec lesquelles nous entretenons des relations contractuelles ou envers celles que nous ne faisons que croiser ? Il est possible de répondre à cette question par l’affirmative si nous nous reconnaissons tous héritiers et garants d’une histoire commune (É. Grieu) ». Cette hypothèse, qu'on trouve formulée ici, suggère encore, à mon avis, un rapport à une transcendance, sous l’espèce d’une culture commune.