Se faire girafe dans un monde de chacals
Ceux qui ne connaîtraient pas encore ce que sont les « girafes » et les « chacals » peuvent commencer par visionner cette vidéo du théoricien de la CNV Marshall Rosenberg, ou se contenter de parcourir les citations que j’emprunte à son livre Enseigner avec Bienveillance (éd. Jouvence, 2006).
Extraits
« (…) la CNV est un langage qui réclame de notre part la capacité à nous exprimer à tout moment à partir de notre coeur. »
« La CNV est un moyen de concentrer notre attention à chaque instant de [sur] la beauté qui est en chacun de nous (…) »
« La CNV nous ouvre un chemin de vraie honnêteté, sans critiquer, insulter, humilier, ni émettre de jugements intellectuels suggérant que l’autre a tort ou est mauvais. »
« Marshall utilise souvent une marionnette de chacal pour représenter la partie de nous-même qui pense, parle ou agit de manière telle que nous perdons conscience de nos sentiments et besoins, ainsi que des sentiments et besoins des autres. Le langage "chacal" permet très difficilement à la personne qui l’utilise de se mettre en lien comme elle le souhaiterait avec les autres, et lui rend ainsi la vie beaucoup moins belle qu'elle ne pourrait l’être. La pratique de la CNV consiste à reconnaître et à apprivoiser les "chacals", en accueillant ces pensées et habitudes avec compassion et sans jugements moraux, tout en réapprenant à vivre notre vie de manière toujours plus merveilleuse. Dans ce livret, le mot "girafe" est interchangeable avec le terme CNV et peut aussi se référer à une personne qui pratique la CNV, tandis que "chacal" se rapporte aux manières de penser et d’fait qui ne reflètent pas la pratique de la CNV. »
«J’ai été dans les écoles "chacal". Et dans les écoles chacal, vous l’aurez deviné, les enseignants parlent le langage du chacal, et non celui de la girafe. J’espère qu’aucun d’entre vous n’a jamais entendu le langage du chacal. J’aimerais bien qu'il soit banni de toutes les écoles à travers le monde (…)
« Notez que le mot ’trop’ est l’un des favoris du langage chacal. Ce mot reflète le mode de pensée des chacals, la manière dont leur esprit a été entraîné à voir le monde. Dans leur monde, il y a un ’juste bien’, un ’trop’ et un ’pas assez’ pour tout. C’est ce qui les rend dangereux : ils pensent savoir ce qui est juste. »
« Tentons d’éliminer de notre conscience d’enseignant les mots tels que bien, mal, bon, mauvais, correct, incorrect (…) Ce langage est dangereux. »
Quelques éléments de critique
l’obturation du sujet social
A l’instar de toutes les « techniques de soi » aujourd'hui en vogue (cf. ce qu'on appelle « développement personnel », du yoga à la PNL), la CNV ne s’attaque qu’aux effets, et non aux causes. Si les effets de ma « part chacale » peuvent être trouvés en moi, ceux-ci entrent toujours, il me semble, en « résonance dialectique » avec des causes lisibles dans les structures sociales de la « domination » et de « l’aliénation ». Ne chercher les causes de notre malaise (ou n’en traiter les effets) que dans l’intériorité du sujet, c’est obturer la part sociale du sujet humain (péché que partage la psychanalyse1, soit dit en passant). C'est donc se priver de comprendre que certaines « colères » peuvent êtres non seulement légitimes, justement référées à des causes « objectives », mais justifiables de confrontations saines, appuyées sur des représentations du progrès social et humain. Sans exclure la possibilité que la CNV puisse apporter une aide dans le registre de la « médiation » et de la « communication », il me semble qu'on cherche à cultiver ici l’habitus inverse : l’évitement de toute conflictualité, par le maintien d’une posture « compréhensive ».
(Et désarmée, s’entend).
le chacal, animal tenace
Plus fondamentalement, il est clair pour moi que Rosenberg tord notre réalité intérieure, en croyant pouvoir y lire et recueillir des « besoins insatisfaits ». En accord sur ce point avec la psychanalyse, je suis convaincu que, en tant qu’êtres de désir, et en tant que sujets divisés, nous restons en partie opaques à nous-mêmes. Pour le dire autrement, le « chacal » en nous est tenace, en partie obscur, en partie illisible. Je doute qu'on puisse jamais, sauf à tenter une opération du cerveau un peu risquée, ou à entrer dans un boot camp californien, et dans tous les cas à s’exposer à des décompensations sévères, — à en venir à bout (venir à bout de son déchiffrement, et qui plus est, de son « éradication »2).
Ce que je dis peut sembler péremptoire, en comparaison de l’abondant racontage (story telling) qui entoure la CNV, et pourtant les exemples abondent aussi de ceux qui la délaissent, passé le temps de l’illusion (d'une transformation en profondeur).
je ne veux pas devenir une machine à communiquer
Cependant, je ne serai pas mauvais joueur. La CNV, sur le plan de la technique communicationnelle, produit des résultats. Par exemple, l’attention aux « besoins non satisfaits » derrière la colère naissante de l’autre permet souvent de désamorcer une surenchère conflictuelle. Mais je parle bien ici de technique de communication. Nous ne sommes ni ne souhaitons devenir des machines à communiquer. D'autre part, comme toute technique, celle-ci peut être utilisée à bon ou à mauvais escient : il est bon de savoir que la CNV peut être utilisée à des fins manipulatoires.
La girafe trompe le monde
Nous vivons dans un monde où l’attention à l’autre — et donc, celle qu'on nous porte — est une denrée rare. Cette qualité humaine, qu'on appellerait volontiers bienveillance, mérite d’être cultivée. Indéniablement, la CNV répond à une telle demande. Elle répond aussi à des aspirations spirituelles plus larges et tout aussi légitimes. Mais ses appels au « coeur », à la « beauté », au « merveilleux », à la « compassion », etc. font l’objet d’une simplification telle qu'elle finit par enlever toute vitalité et toute profondeur aux réalités convoquées.
Et puis, à quoi ressemblerait un monde où les mots « bien, mal, bon, mauvais, correct, incorrect » (sic) seraient exclus de nos répertoires d’usage, sous prétexte que « juger » et « évaluer » seraient des comportements « négatifs » ?
À un monde sans valeur ?